L’ECO ENTRE PROMESSES ET RÉALITÉS

L’ECO ENTRE PROMESSES ET REALITES
Par Le ministre Justin Katinan KONE

Si l’on s’en tient aux conclusions du dernier sommet des Chefs d’Etat et de gouvernement de la CEDEAO, la nouvelle monnaie commune (ECO) devra être une réalité dans moins de 60 jours. A compter de janvier 2020, toutes les différentes monnaies en circulation dans l’espace CEDEAO devraient se fondre en une et unique monnaie. Il reste cependant que, à quelques encablures de cette échéance, cette décision de l’instance suprême de la CEDEAO a toutes les chances de rester au stade d’un vœu pieu. Comme le dit le Président Béninois, Patrice Talon, les réalités économiques risquent de contrecarrer le calendrier politique de l’institution de la monnaie unique. En effet, contrairement aux propos emprunts de triomphalisme de certains, aucun des Etats membres de l’espace communautaire ne remplit tous les critères de convergence qui sont les prérequis pour l’avènement de l’ECO. Pour sauver la face, il est préconisé une intégration monétaire séquentielle ou progressive. En témoignent les propos du Président du Niger, Issoufou Mahamadou, après le sommet d’Abuja : « nous allons voir que les pays qui sont prêts à lancer la monnaie unique et les pays qui ne sont pas prêts à adhérer au programme, car ils respectent les critères de convergence ». Cette intégration monétaire par test d’entrée pourrait faire bien l’affaire des adeptes de l’extension pure et simple du CFA à l’ensemble de l’espace CEDEAO. En d’autres termes, le CFA changerait de nom tout en gardant l’essentiel de son ossature après quelques retouches très superficielles. Le Chef de l’Etat ivoirien, qui semble faire de cette idée un élément de séduction en direction de la France pour ses ambitions d’un troisième mandat, en est le premier agent de publicité. Mais au-delà de tout, la problématique majeure qui se pose est la nécessité d’une monnaie unique dans l’état actuel de l’économie des pays de la sous-région. Ces économies sont-elles capables de justifier et de soutenir une monnaie commune ? La question est d’autant plus importante que l’ECO a été conçue avec une grosse tare qui compromet sa naissance et son développement. Ce sont les fameux critères de convergence qui contrastent avec la structure économique des pays de l’espace CEDEAO. Ces critères sont une sorte de lit de Procuste que l’orthodoxie ultra-libérale impose à toutes les économies quand bien la structure de celles-ci ne s’y prêtent pas.

I. Les critères de convergence : le lit de Procuste imposé à la CEDEAO.
Le personnage de Procuste, dans la mythologie grecque, est un brigand fou qui se promène avec un lit aux dimensions fixes. Si le malheur met une personne sur son chemin, il faut que celle-ci soit particulièrement chanceuse pour que ses mensurations correspondent aux dimensions du lit de Procuste. Sinon, elle devra s’y adapter, soit par étirement de son corps, soit par une réduction de celui-ci. Dans tous les cas de figure, la mort est l’unique sort fatalement réservé à cette infortunée personne. Les critères de convergence qui déterminent l’intégration monétaire de la CEDEAO fonctionnent à l’identique du lit maudit de Procuste. En effet, lesdits critères sont une copie conforme de ceux que sont censés observer tous les Etats de l’espace UEMOA du fait de l’arrimage fixe de leur monnaie à l’Euro. Ces critères sont d’ailleurs identiques à ceux imposés aux pays qui ont en commun l’Euro comme monnaie. Ces critères, d’essence ultra-libérale, qui bloquent depuis plusieurs années le développement économique des pays de la zone Franc, sont ceux que se sont laissés imposer les pays de la CEDEAO non membres de ladite zone dans leur mouvement vers l’intégration monétaire. Il suffit de les analyser pour comprendre la trame de notre réflexion.
IL convient de rappeler qu’il existe deux sortes de critères de convergence. Les critères de premier rang et ceux de deuxième rang.
1. Les critères de premier rang
Ils sont au nombre de trois et sont considérés comme non négociables. Ce sont les conditions sine qua non que les pays doivent observer pour être éligibles à l’ECO.
a. Le déficit budgétaire ne doit pas être supérieur à 3%
Ce critère est réputé contraindre les Etats à vivre dans les limites de leurs moyens. Ce ratio est devenu un indicateur important depuis que les banques centrales sont interdites de financer les déficits budgétaires des Etats. C’est à l’autel de ce critère que les services sociaux importants sont sacrifiés. Ce sacrifice est énorme pour les pays pauvres dont la forte croissance démographique requiert des services sociaux conséquents. Aujourd’hui, la pertinence de ce critère se pose. Les Etats utilisent plusieurs artifices pour le contourner quand ils ne l’ignorent pas purement et simplement. Pour maintenir son déficit budgétaire dans la limite admise, la Côte d’Ivoire utilise très souvent, en fin d’année, la méthode dite de la limitation des engagements. En septembre, les administrateurs de crédits perdent le droit d’accès aux engagements budgétaires. Les dépenses essentielles sont alors effectuées par avance de trésorerie. Le reliquat des lignes budgétaires non engagées participe à maintenir le solde budgétaire dans les limites acceptables. Mais ce solde ne reflète pas la réalité budgétaire parce que les dépenses ont été déjà payées en aval. Par ce mécanisme, la partie du solde budgétaire dissimilée est reportée d’une année à l’autre. Le gouvernement actuel en a fait son jeu favori. Depuis 2015, il est interpellé en vain par la Cour des comptes pour régulariser son compte d’avances de trésorerie. Ce compte, qui est réputé transitoire, doit être absolument régularisé en fin d’exercice comme l’exige l’arrêté n° 178/MEF/CAB-01/20 du 13 mars 2009 fixant les modalités de recours aux avances de trésorerie. Cette régularisation est nécessaire pour établir l’harmonie entre les engagements budgétaires et les comptes du Trésor public. Il y va de la sincérité de la comptabilité de l’Etat. Dans son rapport pour la gestion 2018, rendu public, la Cour a relevé que, non seulement le compte 470 (avances de trésorerie) n’a pas été apuré, mais en plus, il s’est accru. Il est ainsi passé de 102 464 763 097 FCFA à 107 183 088 813 FCFA. Le gouvernement, dans sa réponse, justifie la persistance de ce compte par le fait que le montant inscrit serait les « salaires payés par avances sur la période de crise post-électorale (décembre 2010, janvier 2011, Février 2011) non régularisés du fait de l’ordonnance n°2011-007 du 14 avril 2011, par laquelle l’Etat de Côte d’Ivoire n’a pas reconnu les opérations effectuées au cours de cette période ». Cet argument manque de pertinence pour deux raisons essentielles. Premièrement, l’Etat n’a pas eu à payer à nouveau les salaires à ses employés pendant cette période. Il a donc indirectement reconnu que ces salaires avaient été dûment payés. Deuxièmement, le montant des salaires payés pendant cette période, qui du reste s’étend jusqu’à fin mars 2011, est largement supérieur au montant indiqué dans le compte 410. Comment se fait-il que c’est seulement une partie de ce montant qui est réputé ne pas être reconnu.
Toute cette digression pour dire que la quasi-totalité des pays de l’UEMOA ne respecte pas scrupuleusement le critère relatif à la limitation du déficit budgétaire. Cette réalité s’illustre par les chiffres officiels que les pays eux-mêmes communiquent. Pour l’année 2018, les soldes budgétaires des pays de l’UEMOA sont :
Bénin (-4%), Burkina Faso (-4,9%), Côte d’Ivoire (-4%), Guinée Bissau (-5,1%), Mali (-4,7%), Niger (-4,1%), Sénégal (-3,7%), Togo (-0,8%). Comme l’on peut le constater, seul le Togo a pu maintenir son déficit au-dessus de -3%. Les autres se consolent avec la maîtrise de l’inflation.
b. Le taux d’inflation annuel moyen de 3% maximum
C’est le critère fétiche de la zone Franc. C’est l’argument massue de tous les défenseurs du FCFA : sa stabilité même si celle-ci est artificielle. Ce taux étant strictement contrôlé par le Trésor Français, tous les pays de l’UEMOA le respectent. Ainsi nous avons, pour 2018, les taux suivants (%) :
Bénin (0,8), B.F (1,9), C.I (0,6), G.B (0,4), Mali (0,00), Niger (2,7), Sénégal (0,5), Togo (0,9).
La maitrise de l’inflation (stabilité interne) permet de sauver la fixité de la parité du FCFA avec l’Euro (stabilité externe). Toute la politique bancaire de la zone CFA est dirigée vers le respect de ce critère. Cela se ressent au niveau de la politique du crédit dans la zone. Les banques de cette zone rechignent à octroyer des prêts aux petites entreprises pour leurs affaires et aux ménages pour leurs consommations (les crédits sont une forme de monnaie que créent les banques) afin de ne pas trop peser sur le compte d’opération qui lie les pays de la zone à la France. En effet, compte tenu de la nature des économies de ces pays, les ménages et les PME, avec les facilités d’achat que leur procureraient les crédits bancaires, seraient tentés d’importer les biens de consommation ou des services. Ces services ou ces biens étant produits à l’étranger, leur acquisition se ferait par importation. Toute chose qui va accroître la pression sur les réserves de changes affectées aux comptes des opérations. Or, il est stipulé qu’en cas de manque de réserves, le Trésor français devra payer en avance pour ses partenaires africains. Pour prévenir cette situation qui risque d’être pénalisante pour l’Etat français, la politique du crédit est très contrôlée dans la zone Franc. Les banques, dans cette zone, opèrent dans des « niches ». Elles privilégient, par exemple, l’acquisition de titres publics et d’opérations génératrices de commissions comme l’exportation du cacao en Côte d’Ivoire ou d’intermédiaire pour la mobilisation de ressources sur le marché des capitaux pour les Etats. Cette politique du crédit se fait détriment du financement des entreprises, notamment les PME qui assurent pourtant l’essentiel de la production économique. Une majorité écrasante des PME et des artisans est exclue du crédit. C’est également cette politique monétaire qui explique la faible bancarisation dans les pays de l’UEMOA. Dans cette zone, l’accès à la banque est un luxe réservé à une élite. Or, c’est le contraire qui s’observe dans les pays comme le Nigéria et le Ghana. Le 13 juillet dernier, le directeur du contrôle de la Banque Centrale du Nigeria (BCN) a publié une circulaire en direction des banques du Nigéria dans les termes suivants « Afin d’accélérer la croissance de l’économie nigériane à travers l’investissement dans l’économie réelle, la BCN a approuvé les mesures suivantes :
– Toutes les banques sont tenues de respecter un ratio prêts/dépôts minimum de 60% à compter septembre 2019 ;
– Pour encourager les PME, les secteurs de vente au détail, l’hypothèque et les prêts à la consommation se verront attribuer une pondération de 150% dans le calcul du ratio prêts/dépôts.
– Le non-respect de ce ratio à la date fixée entrainera un prélèvement de trésorerie de 50% de l’insuffisance de prêt ».
En d’autres termes, le gouvernement fédéral contraint les banques nigérianes à prêter davantage ; ce qui relève de la mission de toute banque. Autrement celle-ci devient un simple intermédiaire qui capte l’épargne des ménages et la garde par devers elle. L’histoire économique n’a pas encore donné d’exemple de pays qui a développé son économie sur la seule base de la stabilité de sa monnaie. Par contre, les exemples d’économies construites à partir de la création de la monnaie par les banques sont légion. L’Allemagne, Le Brésil, l’Inde et la Chine sont les exemples les plus récents et les plus pertinents. Alors que le crédit à l’économie réelle est à peine de 17% du PIB dans la zone UEMOA, il est de 37% en Inde de 90% en Chine. D’ailleurs, malgré la fluctuation de leurs monnaies respectives, les économies nigériane et ghanéen dominent celle de la Côte d’Ivoire, la première de la classe dans la zone UEMOA. La politique du crédit exprimée dans la circulaire de la BCN indique que les pays de la CEDEAO ne sont pas tous d’accord sur une politique économique commune. Dans ces conditions comment pourront-ils gérer une monnaie commune.

c. Ratio encours dettes/PIB inférieur ou égal à 70%
Ce critère de convergence fait partie de l’héritage que l’UEMOA lègue à la CEDEAO. Ce critère est une licence qui ouvre la porte à tous les excès en matière d’endettement. Il sert de référent pour l’appréciation que le FMI émet sur les économies ainsi que pour les notes que les agences de notation attribuent aux Etats. Tous les pays de l’UEMOA justifient leur course à l’endettement par le fait que leur niveau d’endettement se situe en-dessous de la limite autorisée. En 2018, ce taux était le suivant (%) :
Bénin (56,2), BF (42,3), CI (48,6), GB (50,1), Mali (36,6), Niger (45,4), Sénégal (54), Togo (70,9). Ils sont respectivement de 59,4 et 19,1 au Ghana et au Nigéria. La dette nigériane a une particularité qui la distingue de celle des pays de l’UEMOA. En plus d’être relativement faible, la dette nigériane est majoritairement libellée en monnaie locale (70%) et non en devises comme la dette des pays de l’UEMOA. Cette situation procure deux avantages au Nigéria. D’une part, sa dette échappe aux éventuelles fluctuations des termes de change. D’autre part, le remboursement de celle-ci se faisant en monnaie locale (Naira), le Nigéria préserve le stock de ses réserves de change qui s’élèvent à environ 13 mois d’importations. Il est très peu probable que le Nigéria accepte de partager cette réserve avec une puissance étrangère au nom d’une quelconque stabilité monétaire.
Par ailleurs, il est établi que le PIB des pays de la zone UEMOA génère très peu de recettes fiscales. L’évolution de l’économie réelle (production) ne suit pas celle du PIB. Le critère de ratio/PIB en dessous de 70% est donc illusoire. C’est pourquoi, bien qu’ayant des taux d’endettement en dessous 70%, la dette de ces pays inquiète. Le dernier sommet du G7 a été très critique sur le décalage entre la dette des pays pauvres et leurs recettes fiscales. Il y a plus inquiétant, la dette privée a atteint des niveaux jamais approchés dans le passé. En Afrique subsaharienne, la proportion de la dette privée par rapport à l’ensemble de la dette est passée de 13% en 2009 à 41% en 2018. Ce qui induit une augmentation des dettes à court terme dans le portefeuille de la dette des pays de cette zone ; une situation qui rend davantage vulnérables les économies de ces pays. L’explosion de de la bulle de la dette pourrait être fatale à leurs économies. L’économie est une science dont tous les éléments s’articulent harmonieusement les uns aux autres. Ne pouvant satisfaire les exigences de premier rang, c’est tout naturellement que les pays de l’UEMOA ont du mal à respecter les exigences des critères de deuxième rang
d. Les critères de second rang
L’un tient de la pression fiscale et l’autre du rapport masse salariale sur recettes fiscales. Ils sont qualifiés de deuxième rang parce qu’ils sont moins déterminants que les trois premiers.
a. Taux de pression fiscale supérieure ou égal 20%
Ce taux mesure la capacité des Etats à mobiliser les ressources internes. Il y a un rapport de cause à effets entre ce taux et celui relatif à l’endettement. C’est pourquoi, la réunion du G7 de Biarritz d’Août dernier a fait de cette question une préoccupation majeure. Malheureusement, les Etats de l’UEMOA, qui prétendent être prêts pour passer à l’ECO, sont loin des performances fiscales requises à cet effet. Les taux de pression fiscale sont les suivants (%) :
Benin (14,1), BF (17,2), CI (16,2), GB (9,3), Mali (11,8), Niger (15,2), Sénégal (15,2), Togo (18,4).
A titre de comparaison, la pression fiscale du Ghana se situe à 17,8%
Tous ces pays sont en dessous de la moitié des performances des pays de l’OCDE dont la pression fiscale est en moyenne de 33%. Bien qu’ayant des PIB faibles comparés à ceux de l’OCDE, si la pression fiscale des pays de l’UEMOA et de la CEDEAO approchait celle de l’OCDE, ils auraient eu moins recours à l’endettement pour financer leur économie. En plus d’être faible, la pression fiscale est mal repartie à cause de la structure déséquilibrée de l’économie des pays africains subsahariens. La part élevée du secteur informel, les législations fiscales fantaisistes et trop généreuses font peser la pression fiscale sur une portion congrue du PIB. Dans une adresse faite à leur gouvernement, tous les professeurs d’économie de rangs élevés de l’Université de Legon d’Accra, regroupés en comité d’experts consultatif, ont recommandé une révision des exemptions et autres exonérations accordées aux multinationales. Le coût fiscal de ces exonérations est très énorme pour l’Etat. Pour eux, le Ghana achète ou loue à prix d’or d’un côté l’argent qu’il abandonne aux multinationales de l’autre côté. C’est toute la problématique des législations fiscales de faveur que les pays africains ont adoptées à partir des années 90 pour, disait-on, attirer les investisseurs qui seraient détournés de l’Afrique au profit des pays de l’ancienne URSS à la fin du soviétisme. Au final, le bilan est négatif. Aucun pays de la CEDEAO n’a attiré plus d’entreprises que l’Ukraine, ou la République Tchèque par exemple. La faiblesse des recettes fiscales a pour conséquence le fait qu’aucun des pays de la CEDEAO ne respecte le second critère de deuxième rang : celui du rapport masse salariale/recettes fiscales.

b. Ratio masse salariale/recettes fiscales inférieures ou égales à 35%
Les performances des pays de l’UEMOA dans ce domaine sont les suivantes (%) :
Bénin (44), BF (52), CI (41), GB (50,9), Mali (41,8), Niger (), Sénégal (), Togo (36,6). La masse salariale engloutit une bonne partie des recettes fiscales parce que celles-ci sont faibles. Si la masse salariale reste élevée par rapport aux recettes fiscales, il est de notoriété publique que le salaire nominal des fonctionnaires et agents de l’Etat reste très faible dans ces pays. La conséquence qui s’attache à ce fait établi est que, bien que constituant la plus grande partie des travailleurs, et donc des consommateurs potentiels, la faiblesse de leur revenu infléchit leur capacité de consommation et l’effet d’entrainement se ressent au niveau des recettes fiscales elles-mêmes. Une sorte de serpent de mer qui se mort sa queue. Plus est, les besoins en fonctionnaires et agents de l’Etat restent encore faiblement couverts. Les services sociaux en souffrent. L’impact négatif s’en ressent sur la qualité de la vie, sur la formation, et sur l’espérance de vie.
Comme on peut le constater, si l’on devrait s’en tenir avec rigueur aux critères que les Etats se sont imposés ou se sont laissés imposer dans leur cheminement vers la monnaie unique, aucun pays n’est prêt et ne le sera à l’échéance de 2020. A supposer que plusieurs contingences obligent à une naissance prématurée de l’ECO, la structure même des économies des pays de la sous-région ne la condamne-t-elle pas à une mort par asphyxie ?

II. Une structure économique intégrée de la CEDEAO, l’air qui manque à l’ECO
La problématique sans réponse définitive entre l’antériorité de la poule et de l’œuf se pose dans les mêmes termes entre l’intégration monétaire et l’intégration économique. Une intégration monétaire peut-elle engendrer une intégration d’économies non liées entre elles, ou est-ce qu’il est important d’intégrer d’abord les économies avant la création d’une monnaie commune ? Certaines opinions laissent croire que l’ECO pourrait accélérer l’intégration économique de la CEDEAO. Une telle perspective semble difficile. En effet, la structure encore coloniale de l’économie des pays de la CEDEAO pose à l’ECO deux problèmes majeurs complémentaires entre eux : les échanges commerciaux intracommunautaires sont faibles et les pays ont une forte demande de devises étrangères.
1. La faiblesse du commerce intracommunautaire contre l’ECO
« la monnaie est un bien vide que la production remplit » dixit Professeur Joseph Tchundjang Pouemi.
De toutes les fonctions de la monnaie, la plus connue et certainement la plus pertinente est celle d’instrument d’échanges. La monnaie se justifie difficilement là où il n’y pas d’échanges commerciaux. Bien qu’étant plus importants que ceux des autres espaces sous régionaux d’Afrique, les échanges commerciaux intra-CEDEAO restent cependant faibles pour justifier et soutenir une monnaie commune. En 2018, ces échanges ont représenté à 15% des exportations et 5% des importations de l’espace commun. En d’autres termes, 85% des exportations de la CEDEAO se font vers l’extérieur et 95% des importations proviennent de l’extérieur également. Le Nigeria et la Côte d’Ivoire assurent respectivement 77% et 10% des exportations de la CEDEAO grâce au pétrole de l’un et ou cacao de l’autre. Les principaux clients de la CEDEAO sont l’Amérique prise dans son ensemble et l’Europe, notamment l’UE. Les importations de la zone sont dominées par le Nigéria et le Ghana qui font respectivement 41% et 18%, soit 59% de l’ensemble des importations. Les pays de l’UEMOA se partagent les 41% restant avec 10% pour la Côte d’Ivoire et autant pour le Sénégal, les deux poids lourds de cette sous-zone. Les importations de la zone portent essentiellement sur les produits énergétiques, les produits manufacturés sans compter les services. Il faut inclure dans les exportations intracommunautaires les réexportations, c’est-à-dire, des marchandises hors CEDEAO qui ont été importées d’abord dans un premier pays de la CEDEAO, puis exportées vers un autre pays membre de la CEDEAO. C’est la cause principale du conflit frontalier entre le Bénin et son géant voisin. Ce conflit, qui dure dans le temps et qui affecte maintenant le Ghana, pose toute la problématique de l’intégration économique avec des économies extraverties. Alors que le Nigéria entend développer sa culture de riz pour en diminuer l’importation, le Bénin continue d’importer du riz qui traverse, par la suite, la très longue frontière pour se retrouver au Nigéria. Cette pratique, qui s’ajoute à la contrebande du pé trole, saborde tous les efforts de redressement de l’économie nigériane. Le Nigéria n’a pas trouvé d’autre alternative que de fermer la frontière entre les deux pays au mépris des règles de libre circulation des biens et des marchandises qui fondent l’intégration de la CEDEAO. Cette mesure, que vient de proroger le gouvernement nigérian jusqu’à fin janvier 2020, étouffe le Bénin dans l’indifférence totale de la CEDEAO. Cette indifférence de la CEDEAO traduit à elle seule la faiblesse des échanges intracommunautaires. Autrement, la première puissance régionale ne peut bloquer la circulation des marchandises sur tout son corridor ouest, qui est le point de départ vers le Bénin, le Togo, le Ghana, la Côte d’Ivoire, la Guinée, voire le Sénégal, sans que cela ne suscite une crise sérieuse dans la sous-région. Une décision de l’UE de bloquer, par exemple, ses exportations pendant 48 heures vers la CEDEAO aurait eu un impact si énorme sur l’économie des pays membres qu’elle aurait suscité des réactions de première urgence. Parce que leurs intérêts se trouvent plus forts avec l’UE qu’avec le Nigéria. Seul le Ghana commence à réagir à cette mesure parce qu’il en ressent les effets collatéraux. Il y a quelques jours, à Kumasi, les populations ont entrepris des actions de représailles contre les commerçants nigérians en réponse à la mesure de fermeture de cette frontière. Y-a-t ‘il une chance que l’avènement de l’ECO facilite un changement de la structure économique de la CEDEAO. Rien n’est sûr. D’ailleurs, c’est à dessein que les pères fondateurs de la CEDEAO avaient placé dans le long terme la création de la monnaie unique en espérant une modification substantielle de leur économie afin que celle-ci soit capable de justifier celle-là. Le plan de Lagos, conçu en 1975, répondait, entre autres, à ce souci. Ce plan n’ayant pas fonctionné comme il se devrait, l’intégration commerciale repose finalement sur des échanges commerciaux très faibles. Les courants d’échanges historiques avec les anciennes puissances coloniales continuent d’orienter les productions économiques qui ont du mal à s’adapter au niveau régional. A titre de comparaison, les échanges intereuropéens font 65% de l’ensemble des échanges commerciaux des pays de cette zone. Dans un tel contexte, l’Euro se justifie amplement. La faiblesse de la production industrielle et des services rend la sous-région encore dépendante des importations hors CEDEAO. La préférence des pays de la CEDEAO pour les devises afin de soutenir ces importations oblige les Etats à maintenir la nature de leur économie. Ce qui rend l’impact de l’ECO sur le changement économique et donc l’intégration économique très faible.
2. L’ECO un faible impact sur l’intégration économique
L’appétence pour les devises étrangères que chaque pays exprime, compte tenu de sa structure économique, s’illustre déjà par le manque de solidarité qui se lit dans la structure de l’institution d’émission de l’ECO. La Banque Centrale de la CEDEAO sera de forme fédérale. En d’autres termes, il n’y aura pas de mise en commun des réserves de change. Ce que la France a réussi à imposer aux pays africains de la zone Franc pendant un demi-siècle, les pays africains qui veulent migrer vers l’ECO refusent de se l’imposer. Or, il y a une si grande différence entre les réserves de change des pays de la Sous-région que l’on ne voit pas l’intérêt d’une monnaie commune sans cette solidarité de départ. Le Nigéria dispose de réserves de change équivalentes à 13 mois d’exportations quand la moyenne de l’UEMOA varie de 3 à 6 mois, alors que certains pays de la zone arrivent à peine à couvrir 2 mois de leurs importations. Si le Nigéria refuse de mettre à la disposition des plus faibles sa réserve de change, comment ceux-ci pourraient-ils gérer la transition vers une économique qui réponde aux besoins des populations nigérianes ? Or cette période transitoire est nécessaire dans la migration vers une économie intégrée de la CEDEAO en adéquation avec les aspirations des populations de la zone. Imaginons par exemple que la Côte d’Ivoire décide de transformer son agriculture pour l’orienter davantage vers la production de riz pour couvrir l’énorme besoin des populations de la CEDEAO, il lui faudra des machines. L’importation de celles-ci lui coutera une bonne partie de ses réserves de change qui sont assurées pour l’essentiel par l’exportation de son cacao. Pendant la période de reconversion de son agriculture, il faut bien qu’elle trouve les devises nécessaires pour assouvir ses besoins d’importation et du remboursement de son énorme dette libellée elle-aussi en devises. S’il n’y pas de solidarité forte au niveau régionale, une telle initiative du gouvernement ivoirien serait vouée à l’échec. L’idée de faire de l’ECO une force attractive vers l’intégration économique semble très peu conciliable avec la nature des économies nationales.
La conclusion que l’on peut tirer de cette analyse se présente sous forme de propositions pour rendre possible l’ECO. Celles-ci sont d’ordre purement économique et sont sans préjudice des réponses politiques qu’il faudra nécessairement apporter au défi de l’ECO.
Une étape transitoire de 5 ans s’impose à la CEDEAO pour mieux préparer l’économie des pays membres à aller vers l’unification monétaire. Pendant cette période certaines mesures doivent être prises.
1. Casser le lien exclusif de parité du FCFA avec l’Euro. C’est la condition première qui s’impose aux pays de l’UEMOA pour gagner la confiance des autres membres. Comme le souligne le Président Béninois, la monnaie a une dimension psychologique qui la rattache à la souveraineté. Il faut en tenir compte. Mais au-delà de sa dimension psychologique, cette rupture s’’impose aussi pour des raisons d’ordre technique. Pendant la période transitoire, l’UEMOA va servir de laboratoire expérimental pour la gestion d’une monnaie commune de façon souveraine sans l’intervention directe d’une puissance étrangère. Les aménagements techniques que l’UEMOA sera obligée d’opérer pour gérer seule sa monnaie seront de bons repères pour l’ECO.
2. Il urge de fixer un plan commun d’industrialisation de l’espace CEDEAO. Ce plan est indispensable pour diminuer la dépendance de la zone vis-à-vis de l’extérieur pour ses besoins en produits manufacturés. Ce plan ne peut réussir que s’il est fondé sur la complémentarité et non sur la compétition. Une production industrielle uniformisée étouffera le mouvement d’intégration économique. La suppression des barrières n’est pas suffisante si elle n’est pas accompagnée d’une logique intracommunautaire de la demande et de l’offre.
3. Prévoir un mécanisme de solidarité qui rend facile la transition des économies. Il est possible de créer une caisse de péréquation dans laquelle sera logée une partie des stocks de change des différents pays proportionnellement à leur capacité contributive. Cette caisse permettrait de soutenir les importations des pays membres qui font les efforts pour couvrir les besoins domestiques de l’espace commun. S’il est décidé, par exemple, que les pays du Sahel aient l’exclusivité de l’approvisionnement en protéine d’origine animale (viande de bovins, caprins, volailles), il faudra que la CEDEAO fasse front commun pour répondre aux besoins d’importations de produits manufacturés qui ne sont pas produits dans l’espace. Cette solidarité est nécessaire puisqu’en vendant en ECO le fruit de son élevage aux autres pays de la CEDEAO, ils leur font économiser des devises.
4. Il faudra cibler déjà les produits de consommation de première nécessité pour l’ensemble des populations qui sont importés et implanter des usines communautaires de fabrication desdits produits. Les médicaments, les engrais et autres pesticides etc. peuvent bien être produits localement. L’objectif est de réduire au maximum la dépendance vis-à-vis des devises étrangères au profit de l’ECO. Le succès de l’ECO dépendra de la capacité de la CEDEAO à assurer en interne l’essentiel de ses besoins vitaux. Moins les Etats auront besoin de devises pour acheter les produits de première nécessité, plus l’ECO se renforcera.
5. La CEDEAO doit pouvoir utiliser ses importantes réserves de matières premières, notamment de source énergétique pour faire de sa monnaie une devise recherchée par les grandes places financières. La libre convertibilité de l’ECO avec certaines devises dites fortes pourrait bien s’imposer d’elle-même eu égard à l’importance des matières premières stratégiques de la zone à la double condition, d’une part, que la CEDEAO diminue sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour ses besoins vitaux et, d’autre part, que les Etats membres aient effectivement une main mise sur l’exploitation de leurs matières premières. Cela suppose que les pays membres arrêtent une politique de commercialisation desdites matières premières.
6. Les plans communs d’énergie et d’infrastructures de communication doivent être conduits jusqu’à leur accomplissement total. Aujourd’hui, il est plus facile de voyager de Londres à Freetown que de Niamey à Freetown. Il y a urgence pour la CEDEAO de mutualiser ses efforts dans ce domaine.

C’est en changeant profondément la structure de leurs économies que les pays de la CEDEAO pourront donner plus de chance de survie à l’ECO.
Tout cela nécessite des réformes politiques de nature à transférer certains pouvoirs souverains des Etats à une structure politique communautaire. Mais c’est une autre paire de manches. L’opération risque d’être compliquée si elle n’est pas portée par un mouvement politique volontariste. Kwame Nkrumah avait vu juste lorsqu’il disait qu’il sera difficile d’aller vers l’unité africaine une fois que les consciences nationales se seront solidement cristallisées.

Le ministre Justin Katinan KONE
Vice-Président du FPI en charge de l’Economie et des Finances
Premier Président d’EDS